Réglementation des plateformes: privilégier une approche pragmatique en Suisse
- Introduction L’essentiel en bref | Position d’economiesuisse
- Chapter 1 Les plateformes, un moteur de l’innovation et un défi réglementaire
- Chapter 2 Caractéristiques et importance économique des plateformes
- Chapter 3 Situation actuelle en Suisse: limites de la réglementation et nécessité de prendre des mesures
- Chapter 4 Approches réglementaires internationales
- Chapter 5 Options politiques et position d’economiesuisse
Situation actuelle en Suisse: limites de la réglementation et nécessité de prendre des mesures
La voie suisse
Sachant que l’UE, les États-Unis et la Chine poursuivent des stratégies différentes en ce qui concerne la réglementation des plateformes, la Suisse doit choisir une stratégie avisée et compatible à l’échelle internationale. Plusieurs appels ont été lancés pour l’adoption de modèles de réglementation, tels que le Digital Markets Act (DMA) ou le Digital Services Act (DSA) au sein de l’UE. La reprise telle quelle de ces instruments, éventuellement avec un «Swiss finish», comporte toutefois des risques considérables pour la place économique et n’offre pas non plus une réponse aux défis. Les plateformes ne forment pas un groupe homogène – elles vont des plateformes commerciales aux réseaux sociaux en passant par les écosystèmes de logiciels. Une réglementation rigide couvrant tous les types de plateformes ne tiendrait pas compte de cette diversité.
Des adaptations doivent être examinées, si nécessaire, à deux niveaux. D’une part, au niveau du droit matériel, et d’autre part, au niveau de son application.
Au lieu de procéder à des interventions à l’emporte-pièce ou de proposer des solutions spécifiques, la Suisse doit commencer par analyser en détail les normes internationales existantes (les prescriptions de l’UE, par exemple) et, sur cette base, ne procéder à une adaptation ciblée de ses lois que là où une intervention est véritablement nécessaire. Ces adaptations doivent se fonder sur des principes et être technologiquement neutres afin, d’une part, d’être solides et, d’autre part, de pouvoir réagir de manière flexible aux évolutions rapides de l’environnement numérique.
- Éviter des exigences redondantes: Cela permet de garantir que les entreprises qui se conforment déjà aux exigences de l’UE ne se heurtent pas à des obstacles administratifs superflus en Suisse.
- Comparaison avec le droit suisse: Là, où le droit suisse poursuit des objectifs particuliers, compléter ponctuellement (cf. les points sur la sécurité des produits et sur l’application de la loi) plutôt qu’élaborer une réglementation entièrement nouvelle. Ces compléments se focalisent sur des principes et s’appliquent à long terme.
- Mise en œuvre pragmatique: En s’appuyant sur des principes et en veillant à la neutralité technologique, on crée une réglementation cohérente et efficace qui ne s’accroche pas à des technologies particulières, mais qui définit des principes intemporels.
Les plateformes n’évoluent pas dans une zone de non-droit
Une réglementation efficace intervient là où les prescriptions en vigueur sont insuffisantes. L’ordre juridique suisse offre une grande flexibilité et permet de couvrir de manière adéquate des situations spécifiques aux plateformes. Souvent, il manque simplement une pratique consolidée pour appliquer des normes existantes de manière rigoureuse. Au lieu d’élaborer à la hâte de nouvelles dispositions, il est préférable de développer de manière ciblée les réglementations existantes. Cela garantit la sécurité juridique et évite des charges inutiles pour les entreprises et l’innovation.
Responsabilité de la plateforme en raison d’une participation à des atteintes à la personnalité (art. 28 CC)
Conformément à l’art. 28, al. 1 CC, la responsabilité pour atteinte à la personnalité peut exister quand des personnes y ont participé, même si elles ne sont pas elles-mêmes à l’origine de l’acte. En l’occurrence cette participation peut prendre une forme active ou être une omission.
Les droits fondés sur une négation – comme le droit à la suppression de contenus blessants – existent indépendamment de la faute. Dès lors, des utilisateurs peuvent déjà agir contre des contenus portant atteinte aux droits de la personnalité sur des plateformes. Des tribunaux ont rendu des décisions sur cette question. L’ordre juridique existant dispose donc déjà d’instruments permettant d’obliger des plateformes à supprimer des contenus.
La pratique judiciaire montre que les normes existantes permettent une application différenciée et efficace de la loi:
- Affaire Glarner (2023): Le tribunal civil de Bâle a condamné le conseiller national Andreas Glarner à payer une somme d’argent après la publication d’une vidéo manipulée par l’intelligence artificielle qui attribuait des déclarations fausses à Sibel Arslan, politicienne verte. Andreas Glarner avait déjà été contraint par une décision superprovisoire de supprimer la vidéo et de cesser de la diffuser. Cette décision montre que la diffamation numérique peut également déjà être sanctionnée efficacement.
- Affaire Fifa vs. Google (2024): La Fifa a porté plainte contre Google au motif qu’un site web portant atteinte à sa réputation apparaissait dans les résultats de recherche. Le Tribunal de commerce de Zurich a examiné si Google était coresponsable d’une atteinte à la personnalité du fait de l’indexation de la page.
Malgré les possibilités juridiques existantes, il apparaît qu’il peut être difficile de mettre en œuvre des droits contre des contenus violant le droit – en particulier lorsque ces contenus sont publiés de manière anonyme ou qu’il est difficile de définir les responsables.
Contrôle des conditions générales (CG)
La relation contractuelle entre une plateforme et ses utilisateurs est réglée principalement par des conditions générales (CG). Celles-ci peuvent faire l’objet d’une vérification sous l'angle juridique et être soumises à des principes établis en Suisse:
- Contrôle du consensus: Les CG ne sont contraignantes que si les utilisateurs en ont été dûment informés. Des clauses surprenantes ne s’appliquent pas (règle de l’insolite).
- Contrôle de l’interprétation: Des formulations peu claires sont interprétées au détriment de l’exploitant d’une plateforme (règles ambiguës).
- Contrôle du contenu: Les clauses ne doivent pas aller à l’encontre de dispositions légales impératives ni des règles de la bonne foi. L’art. 8 LCD offre un moyen flexible de déclarer nulles des clauses abusives.
L’autonomie privée est préservée, puisque les exploitants de plateformes jouissent de la liberté contractuelle à l’intérieur de ces limites. À noter toutefois que des tiers concernés par des contenus figurant sur des plateformes n’ont en général pas de relation contractuelle directe avec celles-ci. Par conséquent, ils ne peuvent généralement pas s’appuyer sur les conditions générales des plateformes pour obtenir le retrait de contenus litigieux. Ce sont souvent des mécanismes de protection généraux du droit civil qui entrent en jeu pour cela.
Droit de la concurrence déloyale
Les plateformes utilisent parfois des mécanismes psychologiques pour influencer des décisions d'achat, en simulant la rareté d’une offre, en créant des éléments de «gamification» ou des «dark patterns», c’est-à-dire des modèles qui forcent les utilisateurs à effectuer certaines actions. Dans la mesure où la souveraineté du consommateur est une condition essentielle au bon fonctionnement de la concurrence, les pratiques manipulatrices posent problème. Les éléments constitutifs formulés de manière ouverte dans la législation sur la concurrence déloyale impactent déjà ces applications. Les tribunaux font certes preuve de retenue, mais cela pourrait changer au vu des nouvelles méthodes de vente agressives, telles que la «gamification» très poussée sur des plateformes commerciales comme Temu. Si des comportements indésirables du point de vue de la concurrence loyale devenaient systématiques, le législateur pourrait également les cibler spécifiquement dans le cadre d’une adaptation du droit de la concurrence déloyale.
Droit des cartels
Les plateformes numériques présentent des particularités économiques spécifiques qui soulèvent de nouvelles questions eu égard au droit des cartels. Le droit suisse des cartels offre toutefois déjà une base suffisamment flexible pour couvrir les marchés numériques de manière appropriée.
De nombreux comportements visés par le DMA au sein de l’UE peuvent déjà être examinés dans le cadre du contrôle des abus en Suisse (art. 7 LCart). D’autres questions telles que la délimitation du marché des services gratuits ou des marchés multipartites devront être approfondies lors de l’application du droit. La loi existante offre une grande marge de manœuvre; dans la pratique, ce n’est souvent pas le droit matériel qui pose problème, mais la rapidité des évolutions dans l’espace numérique. En présence de lacunes réglementaires avérées, le législateur peut réagir par des adaptations ciblées, dans le domaine du contrôle des fusions par exemple.
Droit des assurances sociales
L’économie de plateformes soulève également de nouvelles questions dans le droit des assurances sociales, notamment en ce qui concerne la délimitation entre activité indépendante et activité salariée. Dans l'affaire Uber, le Tribunal fédéral a toutefois montré que les réglementations existantes étaient suffisamment souples pour répondre à ces questions. Il faudra attendre d’autres affaires pour voir l’impact de cette décision.
Un besoin de réglementation ciblé plutôt que des interventions globales
En résumé, on peut dire que l’ordre juridique existant met déjà à disposition des mécanismes exhaustifs pour réglementer des plateformes. Cela dit, il existe des domaines dans lesquels des adaptations spécifiques pourraient être nécessaires – notamment parce que les plateformes n’agissent pas en tant que fournisseurs classiques, mais en tant qu’intermédiaires entre des utilisateurs et des fournisseurs tiers. Au vu de l’importance croissante des plateformes numériques, il est nécessaire de préciser leurs obligations réglementaires. Il ne s’agit toutefois pas de les rendre responsables globalement, mais de rééquilibrer leur part de responsabilité.
Sécurité des produits sur les plateformes
Prenons l’exemple de la sécurité des produits: des plateformes telles que Temu ou Shein ne vendent pas elles-mêmes les produits qu’elles proposent, mais officient en tant qu’intermédiaires uniquement. Si des commerçants classiques sont légalement tenus de respecter les normes de sécurité nationales, ces plateformes estiment que la responsabilité se situe uniquement auprès des fabricants ou des fournisseurs tiers à l’étranger.
Des études montrent que de nombreux produits proposés sur ces plateformes ne répondent pas aux exigences suisses en matière de sécurité. Une analyse réalisée sur des jouets a ainsi révélé que quinze produits sur dix-huit testés sur Temu ne pourraient pas être vendus via le commerce régulier. Ces différences réglementaires créent non seulement une distorsion des conditions de concurrence, mais comportent également des risques considérables pour les consommateurs.
Alors que l’ordre juridique existant est suffisamment flexible dans de nombreux domaines pour couvrir de manière appropriée des modèles d’affaires s’appuyant sur des plateformes, des adaptations ciblées sont nécessaires dans certains secteurs. Cela ne devrait toutefois pas se traduire par une réglementation exhaustive, mais par des solutions sectorielles précises, car chaque secteur a ses propres défis, comme en témoigne les normes de sécurité divergentes. La Suisse doit mettre à disposition suffisamment de ressources pour que, outre le commerce stationnaire, elle puisse davantage contrôler les marchandises des plateformes en ligne. Les douanes et les organes cantonaux de contrôle sont dépassés par le grand nombre de colis liés aux ventes sur ces dernières, de sorte que les normes de sécurité peuvent être facilement contournées.
Application de la loi
L’ordre juridique met déjà à disposition des mécanismes de protection, mais leur application pose souvent problème. Il est ainsi certes possible de faire valoir des droits – en matière de responsabilité par exemple – devant des tribunaux suisses, mais leur mise en œuvre à l’égard de fournisseurs sans présence physique en Suisse est souvent difficile. Résultat, de nombreux utilisateurs renoncent à faire valoir des droits légitimes au vu des coûts et de l’efficacité d’une procédure. Le législateur doit se saisir de cette problématique et prendre des mesures ciblées. La désignation par les plateformes d’une certaine taille d’un domicile de notification en Suisse joue un rôle important à cet égard. Une telle obligation améliore le caractère exécutoire de droits et sert de point de contact en cas d’ambiguïté, sans créer d’obstacles bureaucratiques inutiles. Une telle domiciliation serait également utile pour ensuite améliorer l’application dans d’autres domaines. Une comparaison internationale montre que de nouveaux instruments, comme le statut de «trusted flagger», peuvent contribuer à une modération efficace du contenu. En Suisse, on manque pour l’instant de base légale pour cela.
Les entreprises sont également confrontées à des défis majeurs dans le domaine des droits de la propriété intellectuelle. Les plateformes et les réseaux sociaux facilitent en effet l’accès aux contrefaçons. La mise en œuvre de droits de propriété intellectuelle se révèle souvent difficile: les efforts déployés par les ayants droit – en termes de ressources humaines et financières – sont sans commune mesure avec la facilité avec laquelle les fournisseurs proposent ces produits, souvent par delà les frontières et avec une traçabilité limitée. La protection de la propriété intellectuelle reste donc un aspect important, qui devrait être pris en compte de manière appropriée dans le cadre des instruments existants ou de ceux développés de manière ciblée.
La responsabilité des plateformes en tant qu’intermédiaires
Outre l’application de la loi sur un territoire donné, le degré élevé d’anonymat sur les plateformes constitue un défi. Elles permettent en effet des transactions entre des parties qui ne révèlent souvent qu’un minimum d’informations, ce qui facilite les abus et rend des poursuites judiciaires difficiles. Les plateformes devraient donc être à la hauteur de leur rôle d’intermédiaire clé dans des transactions. En cas de conflit notamment, une certaine transparence doit être assurée en ce qui concerne les acteurs impliqués. Une exigence minimale en matière d’obligations d’identification – similaire au Digital Services Act européen – pourrait apporter un soutien et améliorer l’application de la loi. En même temps, il faut éviter que des plateformes qui satisfont de telles exigences soient soumises à une responsabilité générale. Elles sont responsables en tant qu’intermédiaires, mais ne devraient cependant pas être tenues pour globalement responsables du comportement fautif de tiers. Cela dit, si une plateforme agit de facto comme fournisseur de ses propres produits, elle doit en assumer la responsabilité. En même temps, il convient de tenir compte du fait que des possibilités d’application étatiques sont soumises à des limites naturelles dans un environnement numérique mondialisé. Des solutions efficaces devraient donc être trouvées en coordination avec des développements internationaux afin de maintenir un équilibre entre sécurité juridique, innovation et dynamisme économique.
Limites naturelles d’une réglementation suisse des plateformes
La réglementation des plateformes numériques par le droit national se heurte à des limites. Les lois nationales sont liées à un territoire, alors que les plateformes agissent à l’échelle mondiale.
Appliquer des prescriptions nationales contre des exploitants de plateformes dépourvus de présence physique est un défi. Des commerçants en ligne étrangers qui vendent via des plateformes mais qui ne possèdent pas d’actifs en Suisse en sont un exemple. Même dans l’éventualité d’une décision de justice, son application dans une juridiction étrangère reste souvent difficile et coûteuse.
S’appuyer sur les plateformes?
Certains demandent qu’on place les plateformes davantage face à leurs responsabilités, car elles sont présentes économiquement et peuvent être ciblées par la réglementation. Un transfert global de la responsabilité comporte toutefois des risques considérables:
- Il saperait le modèle de l’intermédiaire et transformerait de facto les plateformes en fournisseurs.
- Les plateformes pourraient se trouver contraintes d’agir comme des régulateurs de substitution – un rôle qu’elles ne peuvent assumer de manière ni efficace ni neutre.
- Des exigences réglementaires excessives pourraient inciter des plateformes à se retirer de petits marchés comme la Suisse, avec des conséquences négatives pour les consommateurs.
Responsabilité individuelle et choix de consommation conscients
Face à ces défis structurels, il est indispensable que les consommatrices et consommateurs soient conscients des limites de la réglementation étatique. Les avantages des plateformes mondiales – tels que des prix avantageux et un vaste choix de produits – vont de pair avec certaines restrictions en matière d’application des lois. En outre, l’utilisation de données personnelles à des fins commerciales ou potentiellement manipulatrices peut être problématique – lorsque des algorithmes se fondent sur ces données pour influencer de manière ciblée le comportement des consommateurs par exemple.
Cela dit, les consommateurs ne sont pas les seuls acteurs concernés. D’autres acteurs du marché – comme des fournisseurs disposant d’un point de vente physique ou des détenteurs de droits de propriété intellectuelle – peuvent également être affectés par les activités s’appuyant sur des plateformes, en particulier si des contenus portant potentiellement atteinte à leurs droits y apparaissent.
Se replier sur soi ne doit pas être la réponse
Demander la fermeture de plateformes et couper la Suisse des services numériques, c’est méconnaître la réalité d’un monde en réseau. De telles mesures sont coûteuses, difficiles à mettre en œuvre et très faciles à contourner. Dans une économie numérisée, une telle réglementation serait non seulement inefficace, mais durablement préjudiciable pour la capacité d’innovation de la place économique suisse.
Les plateformes numériques offrent des avantages fondamentaux pour l’économie et la société. Elles facilitent l’accès à l’information, réduisent les obstacles aux échanges et favorisent une démocratisation de la diffusion de l’information.
Les plateformes de communication présentent peut-être des défis réglementaires, mais elles procurent des avantages non négligeables à l’économie et aux utilisateurs. Le fait que le seuil pour collecter et diffuser des informations soit bas renforce non seulement la liberté d’expression, mais aussi l’accès aux marchés et au savoir. Une société démocratique devrait être consciente de la portée de ces avantages – ils ne doivent pas être mis en jeu à la légère.
Les mécanismes du marché fonctionnent
Sur un marché ouvert, les internautes ont la possibilité à tout moment de se détourner des plateformes. Comme les plateformes numériques n’ont pas besoin d’infrastructures coûteuses, de nouveaux acteurs peuvent s’établir rapidement sur le marché et servir d’alternative. Cette concurrence potentielle incite déjà les plateformes existantes à se discipliner et assure une adaptation continue aux attentes des internautes.
Les interventions étatiques sur les marchés numériques comportent des risques. Une réglementation qui va au-delà d’ajustements ciblés peut saper les mécanismes existants sur le marché sans en améliorer le fonctionnement. Les plateformes développent déjà des solutions pour relever des défis lancés par le monde politique – souvent plus rapidement et plus efficacement qu’une lourde réglementation ne pourrait le faire. La Suisse ferait bien de conserver son ouverture numérique, car à long terme, l’économie et la société profitent d’un environnement flexible et propice à l’innovation, qui laisse de la place à la concurrence et au développement technologique.